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« Protéger les civils n'est pas un concept abstrait, c’est un engagement quotidien »

Mines et autres armes
International

Le 14 décembre 2025 marque le 30e anniversaire de la fin de la Guerre de Bosnie-Herzégovine. Entretien avec Alma Taslidžan, responsable du plaidoyer Désarmement et Protection des civils à Handicap International.

Démineurs en train de travailler sur un terrain accidenté.

Déminage humanitaire en Bosnie-Herzégovine en 2007 | © J. Brutus / HI

Enfant, vous avez connu la guerre dans votre pays et la vie de réfugiés avec votre famille. Dans quelle mesure votre expérience personnelle a-t-elle guidé vos choix d’orientation professionnelle ?

Portrait d'Alma TaslidžanAlma Taslidžan : Si on m'avait demandé quand j’étais petite ce que je voudrais faire quand je serai grande, je ne suis pas sûre que j'aurais choisi exactement cette carrière ! Mais je peux affirmer sans hésiter que mon enfance a façonné tout ce que je fais aujourd'hui. Ayant grandi pendant la guerre en Bosnie et ayant été réfugiée, j'ai très tôt compris ce que signifie le fait que la guerre dicte la vie quotidienne. J'ai vu comment les communautés sont déchirées non seulement par la violence elle-même, mais aussi par la peur, l'incertitude et la perte du rythme normal de l'enfance. Ces souvenirs ne m'ont jamais quittée ; ils sont devenus le prisme à travers lequel je comprends les souffrances des civils, leur résilience et la longue ombre que les conflits projettent sur la vie des gens.

Ma carrière n'est pas le fruit d'un choix théorique, mais le résultat de ces expériences vécues. Je sais ce que l'on ressent lorsque sa sécurité dépend de décisions prises loin de chez soi, lorsque les politiques ne parviennent pas à protéger les civils et lorsque les familles sont contraintes de tout reconstruire à partir de presque rien. Cette compréhension m'a orientée vers le désarmement humanitaire et la protection des civils, non par nostalgie du passé, mais par sens profond des responsabilités.

Dans mon travail actuel, je m'appuie sur cette histoire personnelle pour rester ancrée dans la réalité et honnête. Lorsque je plaide en faveur de normes plus strictes sur les armes explosives, du déminage ou du soutien aux survivants, je pense aux familles avec lesquelles j'ai grandi et à toutes celles que j'ai rencontrées dans le cadre de mon travail, celles qui ont subi les conséquences de la guerre, longtemps après que les médias n’en font plus leurs gros titres. Mon parcours donne un caractère d'urgence à mon travail, mais aussi de l'espoir, car j'ai vu comment les communautés peuvent se reconstruire lorsqu'elles sont soutenues, et comment les décisions internationales peuvent vraiment changer les choses.

Donc oui, mon expérience personnelle a entièrement guidé ma carrière. Elle m'a appris que la protection des civils n'est pas un concept abstrait, mais un engagement quotidien pour empêcher d'autres personnes de vivre ce que ma famille et moi avons vécu. C'est ma façon de transformer des souvenirs douloureux en actions significatives et de contribuer, à mon humble niveau, à un monde où aucun enfant ne grandit en mesurant la vie au bruit des bombes.

Après des théâtres de guerre tels que celui de la Bosnie-Herzégovine, quels sont les principaux défis pour les populations qui s’efforcent de se reconstruire ?

AT : Lorsqu'une guerre prend fin, les gens éprouvent souvent deux émotions à la fois : l'espoir et la peur. L'espoir, parce que la violence a cessé. La peur, parce que la phase la plus difficile – reconstruire sa vie à partir de ce qui a été détruit – ne fait que commencer. Les communautés qui sortent d'une guerre sont confrontées à une tâche énorme : elles doivent faire leur deuil, reconstruire et reprendre le contrôle de leur vie tout en supportant les conséquences physiques et psychologiques du conflit.

Les gens ont besoin que leurs maisons soient réparées, que les routes soient reconstruites, que leurs écoles, leurs hôpitaux et leurs cliniques fonctionnent et que leurs moyens de subsistance soient rétablis. Ils ont besoin de retrouver des revenus et une stabilité financière et de ne plus dépendre indéfiniment de l'aide humanitaire. Mais rien de tout cela n'est possible sans un leadership politique engagé et un investissement soutenu dans la reconstruction. Et cela n'est certainement pas possible si les terres qui les entourent restent contaminées par des mines antipersonnel, des restes d'armes à sous-munitions ou d'autres engins explosifs. Le déminage n'est pas facultatif, c'est une condition préalable à la sécurité, à la dignité et à la reprise économique. Il exige que les autorités nationales, avec le soutien de la communauté internationale, accordent la priorité au déminage, lui allouent des ressources suffisantes et le coordonnent afin que les communautés puissent enfin se reconstruire.

En Bosnie-Herzégovine, par exemple, la guerre a pris fin il y a 30 ans mais 1 000 communautés ne peuvent toujours pas accéder en toute sécurité à leurs forêts, à leurs terres agricoles ou même aux chemins entre les villages. La contamination affecte la manière dont les gens ramassent du bois de chauffage, font paître leur bétail, cultivent leurs terres ou se déplacent librement. Elle restreint l'activité économique, bloque les projets de développement et maintient les communautés prisonnières d'un cycle de pauvreté et de peur. Le même schéma est observable aujourd'hui en Ukraine, en Syrie, au Yémen, à Gaza et dans de nombreux autres endroits où des armes explosives ont été largement utilisées.

Le principal défi pour les populations après un conflit n'est donc pas seulement la sécurité physique, mais aussi la capacité à reconstruire un avenir digne et durable. Le déminage des terres et des infrastructures, ainsi que le soutien psychosocial, les programmes de subsistance et la reconstruction sont essentiels. Sans le rétablissement d'un accès sûr aux terres et aux services, le redressement reste partiel et l'espoir fragile.

Pour Handicap International, la protection des civils après la guerre est-elle aussi essentielle que pendant ? L’approche est-elle différente ?

AT : Pour Handicap International, la protection des civils n'est pas quelque chose qui commence avec la guerre et se termine lorsque les armes se taisent. Il s'agit d'un engagement continu, car les besoins des personnes prises dans un conflit ne disparaissent pas du jour au lendemain, ils changent simplement. Notre mission est très diversifiée, mais je tiens à souligner que pendant la guerre, nous nous efforçons de prévenir les dommages : nous militons contre l'utilisation d'armes qui touchent indistinctement les civils, nous documentons les souffrances des civils et nous poussons les gouvernements à respecter leurs obligations. Ce travail de prévention est, à titre personnel, l'un des aspects de la mission de HI que j'apprécie le plus. Soigner les blessures est très important, mais les prévenir l’est tout autant.

Après un conflit, la nature de la protection change. Le danger est moins visible mais toujours présent : dans la contamination qui empêche les familles d'accéder à leurs terres, dans les blessures qui changent des vies à jamais, dans les traumatismes portés en silence et dans l'incertitude quant à l'avenir. Et pour les survivants des mines, des armes explosives et d'autres violences liées aux conflits, ces défis sont encore plus profonds. Beaucoup sont confrontés à des besoins physiques et psychologiques permanents, à des obstacles à l'emploi, à des difficultés d'accès aux soins médicaux et à la stigmatisation ou à l'isolement qui accompagnent souvent le handicap.

La protection consiste alors à aider aussi les personnes à se reconstruire dans la dignité : déminer et éliminer les restes explosifs, soutenir les survivants par une réadaptation à long terme, un soutien psychosocial et une inclusion économique, rétablir les services essentiels et veiller à ce que les plans de reconstruction ne négligent pas ceux qui ont le plus perdu. Il s'agit de donner aux communautés, et en particulier aux survivants, l'espace et les outils nécessaires pour reprendre le contrôle de leur vie et de leur avenir. Oui, la protection est tout aussi essentielle après la guerre que pendant celle-ci. L'approche est différente, mais l'objectif est le même : veiller à ce que les personnes qui ont déjà tant enduré puissent enfin vivre dans la sécurité, la stabilité et l'espoir.

Alors qu’il existe depuis près de 30 ans un traité d’interdiction, pourquoi le combat contre les mines antipersonnel est-il toujours aussi crucial ?

AT : Près de 30 ans après son adoption, la lutte contre les mines antipersonnel reste cruciale car les raisons qui ont motivé le Traité d'Ottawa n'ont pas changé : les mines terrestres continuent de tuer, blesser et terroriser les civils longtemps après la fin des guerres. La Bosnie-Herzégovine nous rappelle douloureusement cette réalité au quotidien. Il y a quelques mois à peine, Muhamed, 19 ans, a perdu la vie à cause d'une mine posée il y a trois décennies, une arme placée avant même sa naissance. Plus tragique encore, il était le quatrième membre de sa famille à mourir dans un accident lié à une mine. Les histoires comme la sienne ne sont pas des exceptions ; elles sont la conséquence tragique d'une arme conçue pour survivre au conflit qui l'a créée. Ces mines ne se dégradent pas, elles ne perdent pas leur utilité et elles ne « disparaissent » pas d'elles-mêmes. Elles continuent à prendre des vies, à voler des avenirs et à hanter les communautés, génération après génération.

La situation actuelle est non seulement frustrante, mais aussi décevante. Lorsque des États européens commencent à se détourner du Traité d'Ottawa, ils envoient un message profondément préjudiciable au monde entier, en particulier à ceux qui tentent d’éliminer ces armes depuis des décennies. Ils insinuent que les normes humanitaires sont négociables, que les pressions politiques peuvent l'emporter sur des obligations de longue date et que l'engagement mondial en faveur de la protection des civils s'affaiblit. Ils induisent également leurs propres citoyens en erreur, en leur faisant croire à un mythe dangereux : que les mines terrestres assurent la sécurité.

Mais ce n'est pas le cas. Les mines ne dissuadent pas les invasions ; elles restent dans le sol pendant des décennies, blessent des enfants, des agriculteurs, des civils… qui n'ont rien à voir avec un quelconque conflit.

Dans le même temps, nous assistons à une recrudescence de l'utilisation des mines antipersonnel dans plusieurs conflits actuels. Cela se produit alors que des décennies de déminage, d'aide aux survivants et de plaidoyer vigoureux ont montré ce qu'il est possible de réaliser lorsque la communauté internationale est unie. Tout retrait, toute nouvelle utilisation risque de réduire à néant ces progrès. Cela sape le travail minutieux de milliers de démineurs, les sacrifices des survivants qui se sont battus pour le changement et les normes qui protègent les civils partout dans le monde.

La lutte est donc loin d'être terminée. Le Traité d’Ottawa doit être défendu, renforcé et respecté. Non seulement parce qu'il a déjà sauvé des dizaines de milliers de vies, mais aussi parce que son affaiblissement mettrait en danger d'innombrables civils dans les décennies à venir.


Pour soutenir Handicap International dans son combat contre les mines et autres armes explosives et pour protéger les populations civiles, vous pouvez :

Publié le : 12 décembre 2025
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